Le double miroir de l’âgisme

De la glorification au dénigrement du vieillissement
par Martine Lagacé, Ph.D., professeure titulaire à l’Université d’Ottawa

Tout récemment, une journaliste de Radio-Canada souhaitait discuter « du paradoxe entre le courant anti-âgiste qui se répand (#greyhairdon’tcare, etc.) et les nouvelles tendances esthétiques qui vont dans le sens contraire, soit la popularité de la chirurgie esthétique et des soins pour la peau chez les membres [des] génération[s] Z et Alpha ». Il va sans dire qu’à titre de chercheuse depuis plus d’une vingtaine d’années sur les enjeux de l’âgisme, ses tenants comme ses aboutissants, je me suis sentie profondément interpellée par cette question.

Un article du quotidien La Presse+ de février 2018, « Prévenir les rides dès la vingtaine », précise que « pour améliorer son apparence et donner une impression de jeunesse, les injections de Botox seraient de plus en plus prisées par les femmes dans la vingtaine ». L’industrie des cosmétiques et de la chirurgie esthétique a toujours été foisonnante, mais depuis les 20 dernières années, elle rayonne…

Les injections de Botox ont ainsi triplé chez les jeunes adultes.

En contrepartie, on voit émerger un certain mouvement, un discours remettant en question les impératifs sociaux d’une esthétique pour « paraître jeune », alors que des personnalités publiques (des femmes surtout) affichent fièrement cheveux gris/blancs. Mais ce mouvement reste encore très périphérique devant la dominance d’une culture de la jeunesse (sur le plan esthétique, à tout le moins).

Mon propos n’est pas de remettre en question les choix personnels du recours à des pratiques de chirurgie esthétique, mais de générer une Le double miroir de l’âgisme. De la glorification au dénigrement du vieillissement par Martine Lagacé, Ph.D., professeure titulaire à l’Université d’Ottawa 13 réflexion collective sur la prévalence, la croissance de ces pratiques. Que nous révèlent ces pratiques sur le rapport envers le vieillissement que nous entretenons comme société?
Que laissent-elles présager quant à notre capacité, comme société, à tisser, à nourrir des liens entre jeunes et gens âgés? Que disent-elles de notre propension à nous projeter sur un horizon temporel, comme de notre aisance à nous dire « personne âgée »? À mon sens, ce que traduit ce fort mouvement du « paraître jeune » renvoie à ce que plusieurs auteurs (dont Billé et Martz, 2018) ont qualifié de « tyrannie du ‘‘bien vieillir’’ » où bien vieillir veut dire, paradoxalement, rester jeune et en santé (Deschavanne et Tavoillot, 2007).

Dans cette même ligne de pensée, les travaux de Higgs et Gilleard (2010, 2021) ainsi que Naughton, Padeiro et Santana (2021) évoquent un modèle binaire – surtout polarisé et stéréotypé – du vieillissement, à l’intérieur duquel des mécanismes soit de glorifi cation ou de dénigrement sont à l’œuvre.

Ainsi, les aînés « jeunes et en santé » seraient glorifiés, parce qu’ils contribuent à la productivité, sont résilients, sont autonomes, bien nantis, séduisants et engagés dans la société.

Bref, des gens aînés dénotant un bien vieillir qui serait lui-même ancré dans des marqueurs de jeunesse. Higgs et Gilleard (2021) évoquent, en ce sens, la prévalence d’une culture du troisième âge (renvoyant non pas à un âge objectif précis, mais bien subjectif). À l’autre bout du spectre, se manifeste une vision essentiellement défi citaire du vieillissement, teintée de représentations de perte d’autonomie et de déclin. Ce quatrième âge déformerait le miroir du troisième âge, soutiennent Higgs et Gilleard, celui dont on veut à tout prix se tenir à distance. Or, ni l’un ni l’autre de ces pôles du vieillissement ne tient la route et ne reflète la pluralité comme la diversité des parcours du vieillissement.

Vieillir n’est ni rester jeune éternellement ni un processus de déclin sur tous les plans. Les profils très hétérogènes des personnes âgées en témoignent d’ailleurs.

Il est donc plausible de se demander si, et dans quelle mesure, la prévalence d’une culture de la prévention du vieillissement (particulièrement sur le plan esthétique) ne vient pas renforcer une fausse idée du « bien vieillir » et, collatéralement, accentuer l’âgisme. Avec pour effet de cloisonner davantage les âges et, ce faisant, fragiliser (voire de rompre) les liens entre celles et ceux qui vieillissent bien et celles et ceux qui ne correspondent pas à (ou n’atteignent pas) ces critères du « bien vieillir ». Voulons-nous, comme société, faire l’effort de nous regarder collectivement dans un miroir et d’y voir au-delà d’un reflet déformant ? Question de vieillir comme adulte et de garder du lien au-delà des âges

RÉFÉRENCES BIBLIOGRAPHIQUES

Billé, M., et Martz, D. (2018). La tyrannie du « Bienvieillir » : vieillir et rester jeune. Toulouse : Érès.
Deschavanne, É., et Tavoillot, P.-H. (2007). Philosophie des âges de la vie. Paris : Grasset.
Gilleard, C., et Higgs, P. (2010). Aging without agency: Theorizing the fourth age. Aging & Mental Health, 14(2), 121-128.
Higgs, P., et Gilleard, C. (2021). Fourth ageism: Real and imaginary old age. Societies, 11(1), 1-12.
Naughton, L., Padeiro, M., et Santana, P. (2021). Th e twin faces of ageism, glorification and abjection: A content analysis of age advocacy in the midst of the COVID-19 pandemic. Journal of Aging Studies, 57 (février). https://doi.org/10.1016/j.jaging.2021.100938