« Le numérique n’est pas pour moi, à mon âge… »
par l’équipe du Centre collégial d’expertise en gérontologie (CCEG) :
Julie Castonguay, chercheuse, David Pellerin, chercheur.
Et les assistants et assistantes de recherche : Anne-Laurence Savoie, Mathilde Perron, Hatem Laroussi, Mireille Bernier, Laurence LeBrun et Franck Dupont
Depuis la COVID-19, le numérique est devenu incontournable. Plusieurs personnes aînées ont eu l’occasion, voire l’obligation, de s’y familiariser. Maintenant, 78% des personnes aînées québécoises utilisent Internet quotidiennement, notamment pour s’informer, se divertir, faire entendre leur voix, apprendre, participer socialement, briser leur isolement et avoir un meilleur accès aux soins de santé ou aux services essentiels1. Toutefois, l’utilisation quotidienne du numérique est moins fréquente chez les personnes âgées de 65 ans ou plus que chez les autres adultes québécois (78% contre 89%). Elle est encore moindre chez les gens d’au moins 75 ans que chez ceux de 65-74 ans (58% contre 70%)1.
Une majorité de personnes aînées (86%) est d’avis que le numérique peut aider à améliorer leur qualité de vie2. Par exemple, le numérique peut contribuer à briser l’isolement en favorisant les interactions sociales, à faciliter l’accès aux services de santé, sociaux ou gouvernementaux, à améliorer le bien-être et le confort à domicile, à faciliter les déplacements et à renforcer le sentiment de sécurité à domicile.
Certes, le numérique peut contribuer au mieux-être des personnes aînées; encore faut-il qu’elles veuillent et soient en mesure de l’utiliser3. Toutefois, vouloir utiliser le numérique ne signifie pas pouvoir le faire. Utiliser le numérique suppose, indépendamment de l’âge, d’avoir développé une compétence numérique minimale, d’être équipé d’un appareil électronique suffisamment récent et de disposer d’une connexion à Internet relativement stable4. Une compétence numérique est, selon le ministère de l’Éducation et de l’Enseignement supérieur, la « capacité de repérer, d’organiser, de comprendre, d’évaluer, de créer et de diff user de l’information par l’intermédiaire [du] numérique » (p.28). Elle ne se limite pas au savoir-faire technologique. Elle suppose « un ensemble d’aptitudes relatives à une utilisation confi ante, critique et créative du numérique pour atteindre des objectifs liés à l’apprentissage, au travail, aux loisirs, à l’inclusion dans la société ou à [s]a participation » (p. 7)5.
Sites Web, services en ligne, plateformes numériques ou autres technologies ne sont pas conçus en fonction des besoins et des réalités des personnes aînées – à moins de s’adresser spécifiquement à elles –, ce qui peut affecter leur expérience d’utilisation et freiner leur utilisation. À ce propos, Nicole, ayant participé à une de nos recherches*, souligne : « Je trouve que les créateurs [de site Web] ne se mettent pas à la place du niaiseux ou de la niaiseuse [celui ou celle qui a de la difficulté avec le numérique]. »
Pourtant, des personnes aînées qui éprouvent des difficultés à utiliser le numérique pourraient avoir tendance à se blâmer elles-mêmes plutôt qu’à envisager qu’un site Web, un service en ligne, une plateforme numérique ou autre technologie et son fonctionnement puissent présenter des lacunes sur le plan de l’expérience d’utilisation. Leur estime de soi et la croyance en leur compétence numérique en seront affectées, comme en témoigne Robert :
« Quand j’ai de grosses difficultés, c’est la noirceur totale. […] Ça me tue. On dirait que je ne suis plus capable de [rien] faire. […] Ça me scie les deux jambes. […] Si je passe un avant-midi avec Google ou Vidéotron à essayer de régler des problèmes d’ordinateur où ils rentrent dans mon ordi, c’est comme manger une volée. Je suis abattu après ça. Tout ce que je peux faire, c’est aller me tuer. Ça n’a pas de bon sens. On dirait que ça me met le nez dans la merde de mon ignorance. Ça m’écœure bien raide.»
Le sentiment d’échec vécu par des personnes aînées confirme que le numérique n’est pas pour elles, à leur âge… Leurs mésaventures ou celles qui leur ont été racontées alimentent leurs réticences ou leurs craintes envers le numérique, comme l’illustrent les propos de ces participantes : « Je suis bien mieux d’arrêter, je te fais perdre ton temps. » (Agathe); « Quand il t’est arrivé une aventure une fois sur le piratage, tu fais attention. » (Ginette).
Contraindre les personnes aînées à utiliser le numérique ne garantit pas leur succès à le faire.
Malgré une forte volonté d’utiliser le numérique, incapables ou se croyant incapables de le faire, des personnes aînées vont s’en remettre à quelqu’un d’autre – lorsque cette aide est disponible, ce qui n’est pas toujours le cas. Pour Nicole, « ça devenait un besoin vital de ravitaillement. […] Ça n’allait tellement pas bien, l[a] plateforme. [Elle a] fait faire [s]on épicerie par [s]a petite-fille ». En déléguant ainsi, il devient plus difficile pour les personnes aînées de développer leur compétence numérique, ce qui entraîne un cercle vicieux.
L’accompagnement offert aux personnes aînées peut faire une différence dans leur utilisation du numérique4.
C’est en ce sens que le Centre collégial d’expertise en gérontologie (CCEG) du Cégep de Drummondville – en partenariat avec des personnes aînées, le Réseau FADOQ ainsi que des organisations publiques, à but non lucratif ou privées – produit des outils visant à soutenir le développement d’une compétence numérique.
Parmi ces outils, se trouvent :
- Des capsules vidéo et des dépliants explicatifs aidant à l’utilisation de deux services en ligne, soit une plateforme d’épicerie et un dossier Ma Santé de la pharmacie.
- Un jeu sérieux qui permettra de mieux saisir les avantages, les risques et les enjeux associés au numérique. Un jeu sérieux est une application informatique, ludique et immersive, permettant de développer et d’utiliser des connaissances, de mieux les intégrer et de les transposer dans d’autres contextes.
- Un bac à sable numérique qui consiste en un environnement logiciel protégé, isolé et convivial où seront répliqués des services en ligne, dont AccèsD de Desjardins, afin de pouvoir s’y familiariser en toute sécurité.
Un canevas de formation a également été développé pour favoriser l’apprentissage virtuel des personnes aînées. Sa participation à un projet du CCEG a permis à Agathe d’être accompagnée dans la découverte de services en ligne. À la suite de sa participation à un projet, elle souhaitait poursuivre leur utilisation pour ne pas perdre les apprentissages réalisés et pour développer sa compétence numérique : « Parce que je ne veux pas perdre ce que vous m’avez montré. C’est à force de me pratiquer que je serai peut-être plus capable. »
Par ailleurs, il faut se garder de penser que l’utilisation du numérique incombe aux personnes aînées, qu’elles n’ont qu’à développer leur compétence numérique6. L’inclusion numérique relève d’une responsabilité collective, alors que les organisations publiques, privées et à but non lucratif pour communiquer avec la population, ainsi que lui offrir des services. Les personnes intéressées, en l’occurrence les personnes aînées, devraient prendre part au développement de services ou de technologies numériques – minimalement, être consultées à cet effet –, de sorte qu’ils répondent à leurs besoins, qu’ils soient adaptés à leurs réalités, qu’ils leur offrent une expérience d’utilisation optimale, qu’ils leur soient utiles et, au fi nal, qu’ils soient utilisés6. Cela dit, les personnes aînées devraient d’abord et avant tout
avoir le choix de recourir ou non au numérique en fonction des autres options disponibles.
Nous remercions les personnes aînées et les organisations ayant participé à la réalisation des projets entrepris par le CCEG en partageant généreusement leur savoir, leurs expériences, leur expertise ou leurs ressources. Nous remercions également le Fonds de recherche du Québec – Société et culture (FRQSC), le Secrétariat aux aînés du ministère de la Santé et des Services sociaux (MSSS) du Québec, et le Conseil de recherches en sciences naturelles et en génie (CRSNG) du Canada pour leur soutien financier
*Les citations de personnes participantes mentionnées dans l’article sont issues de ces recherches-actions : Développer une compétence numérique chez les personnes aînées par la conception, l’implantation et l’évaluation d’un jeu sérieux : favoriser un vieillissement actif de la population québécoise (Fonds de recherche du Québec – Société et culture et Secrétariat aux aînés du ministère de la Santé et des Services sociaux, 2022-2025); Favoriser l’accès à des services essentiels chez les personnes aînées au Centre-du-Québec (Conseil de recherches en sciences naturelles et en génie du Canada, 2021-2023).
RÉFÉRENCES BIBLIOGRAPHIQUES
- Académie de la transformation numérique / BIP Recherche (2022). Les aînés connectés au Québec. NETendances 2022, 13(4), 1-20.
- Académie de la transformation numérique / BIP Recherche (2021). Les aînés connectés au Québec. NETendances, 12(3), 1-19 (9 décembre).
- Castonguay, J., et coll. (2023). Le numérique favorise-t-il l’accès aux services essentiels aux aîné·e·s québécois·es? Revue des sciences sociales (Presses universitaires de Strasbourg, Université de Strasbourg), 70, 54-67. https://journals.openedition.org/revss/10569.
- Institut national de santé publique du Québec. (2021). Inégalités d’accès et d’usage des technologies numériques : un déterminant préoccupant pour la santé de la population? (Synthèse rapide des connaissances, 12 juillet 2021).
https://www.inspq.qc.ca/sites/default/fi les/publications/3148-inegalites-acces-usage-technologies-numeriques.pdf - Ministère de l’Éducation et de l’Enseignement supérieur du Québec. (2019, avril). Cadre de référence de la compétence numérique.
https://www.education.gouv.qc.ca/fi leadmin/site_web/documents/ministere/Cadre-reference-competence-num.pdf - Sawchuk, K., Grenier, L.., et Lafontaine, C. (2018). « C’est étonnant à votre âge! » ou le mythe du manque d’intérêt pour le numérique.
Dans Billette, V., Marier, P., et Séguin, A.-M. (dir.), Les vieillissements sous la loupe : entre mythes et réalités (p. 43-51). Québec : Presses de l’Université Laval.